La charte des faits divers « rafraichie » heurte 📝
« La nationalité est un élément d’information neutre » (sic)
Depuis lundi 9 octobre, les journalistes de Ouest-France sont tenus d’appliquer la nouvelle version « rafraîchie » de la charte des faits divers. Fidèle à la note de 1988 de François-Régis Hutin, qui est à l’initiative de sa toute première version. Nous répondons ici à l’invitation à poursuivre la réflexion. Lors de la lecture de cette nouvelle charte, un détail a heurté, heurte et heurtera certainement encore plusieurs consœurs et confrères journalistes. Un point qui nous semble devoir être remis sur la table des discussions. Et ceci est l’affaire de tous les journalistes.
Ce point se trouve dans la page 12 de cette charte, dans le paragraphe relatif à la nationalité. Voici l’intégralité du paragraphe : Dans un fait divers, la nationalité est un élément d’information d’état civil, et à ce titre « neutre » comme l’âge ou le sexe, il est souhaitable de le donner d’emblée. Nous n’ignorons pas l’exploitation polémique qui peut en être faite ni les commentaires stéréotypés ou racistes qu’elle peut engendrer. Mais cacher cette information peut aussi donner lieu au même type d’exploitation outrancière. Quand nous la mentionnons, il importe de ne pas en faire un élément de stigmatisation. On évitera de l’utiliser dans la titraille (titre et accroche) sauf lien direct entre l’affaire et la nationalité. Exemples : réseaux mafieux, criminalité organisée, terrorisme, extradition, mandat d’arrêt…
Avant ce 9 octobre 2023, l’usage voulait (la question de la nationalité n’était pas traitée dans la version précédente de la charte des faits divers) qu’on ne mentionne la nationalité que lorsque le lien direct entre celle-ci et le fait divers était manifeste ou avéré. Or il est souvent difficile d’évaluer dans quelle mesure ce lien est suffisamment direct pour qu’il justifie la mention. Une règle bancale et imparfaite car elle relève souvent d’une appréciation subjective, mais dons nos traitements, elle était souvent passée au crible de la collégialité et pondérée par cette dernière. La nouvelle charte change la règle : désormais, les journalistes doivent donner systématiquement la nationalité. La nouvelle charte estimant que « la nationalité est un élément d’information d’état civil, et à ce titre « neutre » comme l’âge ou le sexe ». Alors là, oui, c’est plus simple à appliquer mais sommes-nous toujours dans nos valeurs ?
Il n’est pas besoin de chercher bien loin des arguments à opposer à cette étrange assomption péremptoire qui se permet de faire l’économie de toute justification philosophique la soutenant (et c’est là que l’absence de François-Régis Hutin se fait sentir). Ils sont inscrits en creux dans la phrase qui suit juste après, dans ce même paragraphe bâti tel un oxymore : « Nous n’ignorons pas l’exploitation polémique qui peut en être faite ni les commentaires stéréotypés ou racistes qu’elle peut engendrer. » Si la nationalité engendre ce type de commentaire ou d’exploitation polémique, est-il bien sérieux alors de dire qu’il s’agit d’un élément d’information neutre ?
Nous recevions des critiques des deux bords, puisque tantôt nous la donnions, tantôt pas. Des critiques venant des deux côtés traduisent une neutralité manifeste. Là, les critiques ne viendront plus que d’un même bord politique.
Nous allons donc mécaniquement associer l’identité du journal à un bord politique à travers ce traitement de la nationalité.
Le problème ne repose pas dans le nombre de plaintes mais bien dans la nature de celles-ci. Nous affirmons ici que son postulat de départ est faux : la nationalité est tout sauf un élément d’information neutre. Donner systématiquement la nationalité, c’est assumer d’associer immigration et délinquance et d’ainsi contribuer à l’écart entre perceptions et réalité sur ce sujet chez nos lecteurs, tel que le met en lumière le Centre d’études prospectives et d’informations internationales (CEPII) dans sa lettre d’avril 2023. Ce texte (1), Immigration et délinquance : réalités et perceptions, conclut que « La surreprésentation des immigrés dans les statistiques officielles mais aussi le traitement médiatique de la délinquance permettent de comprendre l’écart entre perceptions et réalité. Lorsque les médias adoptent un traitement plus neutre de l’origine nationale ou étrangère des auteurs présumés d’infractions, les inquiétudes à l’égard de l’immigration se réduisent. C’est en tout cas ce que montre l’expérience allemande en la matière ».
Donner systématiquement la nationalité marque un positionnement politique du journal inédit, qui va à l’encontre de ses valeurs. Cela nuit à son ambition d’être un animateur du débat démocratique perçu comme neutre et d’être un contributeur vertueux du vivre-ensemble. Il marque au contraire une adhésion à la dérive droitière et extrême droitière, tempête qui souffle sur le paysage médiatique en France depuis plusieurs années, notamment à travers les acquisitions brutales d’entreprises d’information (Canal +, C News, Europe 1, JDD) du groupe Bolloré, marqué par une ligne éditoriale d’extrême droite (2).
La charte des faits divers est un texte précieux pour l’immense majorité des journalistes de Ouest-France. Il incarne pour beaucoup les raisons pour lesquels nous, journalistes de presse écrite, sommes encore aujourd’hui, malgré des vents contraires, fiers et heureux de travailler dans ce journal. Il catalyse cette valeur cardinale du respect de la dignité humaine, partagée et portée par les journalistes qui ont choisi de de travailler à Ouest-France, parfois et même souvent au prix d’importants efforts consentis dans leur vie personnelle. Cette nouvelle règle de traitement de la nationalité stigmatisante souille la charte.
Aussi, nous demandons que la rédaction en chef accepte de suspendre temporairement l’application de cette nouvelle charte et revienne à la règle d’usage précédente (donner la nationalité au cas par cas, s’il y a un lien direct), le temps d’en débattre avec la famille des journalistes de la rédaction. Une réunion visio Teams est d’ailleurs prévue jeudi 7 décembre pour présenter cette nouvelle charte : profitons de cette occasion pour en débattre et décider collégialement de valider ou invalider celle-ci, dans l’esprit de la note d’intention de François-Régis Hutin.
Sans retour de la rédaction en chef, nous encourageons les collègues dès à présent à appliquer de façon logique cette nouvelle règle du jeu et à ne surtout pas oublier de mentionner « nationalité française » pour les personnes jouissant de celle-ci, un cas intéressant, pas du tout marginal et qui ne va pas de soi, sur lequel la nouvelle charte reste pourtant silencieuse. Mais si comme elle le dit, la nationalité est un élément neutre d’information, comme l’âge, il semble donc aller de soi qu’il faille aussi donner la nationalité des Françaises et Français.
(1) Le Centre d’études prospectives et d’informations internationales est le principal centre français d’étude et de recherche en économie internationale. Les analyses et études du Centre contribuent au débat public et à la formulation des politiques économiques en matière de politique commerciale, compétitivité, macroéconomie, finance internationale et croissance.
(2) Voici un extrait de l’article publié sur Ouest-France.fr (André Thomas et Gaëlle Fleitour, en date du 5 juillet 2023) intitulé Derrière sa conquête des médias, Vincent Bolloré a-t-il un projet politique ? : « Si nombre d’hommes d’affaires se sont déjà invités dans les médias français pour y acquérir de l’influence, ils ont « parfois une idéologie mais rarement aussi assumée que dans le cas de Bolloré, estime pourtant Alexis Lévrier, maître de conférences à l’université de Reims et historien des médias. C’est une ligne d’extrême droite, qui avait disparu depuis la deuxième guerre mondiale. Quelqu’un qui détient autant de médias avec une ligne aussi radicale, marquée, xénophobe et assumée comme telle, il n’y a pas beaucoup de précédents dans l’histoire de la presse. Et ce qui est vraiment novateur, c’est qu’il se reconvertit en magnat de la presse. »
➡️ PDF : CGT-Tract Charte Faits divers
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